Grands élans de solidarité après les intempéries au Tessin : entretien avec la caregiver Eva Ghanfili

Lorsque les intempéries ont frappé le Val Mesolcina (Misox), puis le Val Maggia, Eva Ghanfili a été mobilisée pour le Care Team Ticino. Dans cette interview, elle partage ses impressions sur place tout en expliquant ce qui la motive pour cette exigeante tâche.

Mme Ghanfili, quelle était la situation lorsque vous êtes arrivée sur les deux lieux du drame ?
Le hasard a voulu que j’étais de permanence lorsque les intempéries ont dévasté le Val Misox. Le lendemain, nous étions sur place à deux. Les actions de sauvetage et les recherches battaient leur plein. Quatre personnes étaient encore portées disparues. Notre mission consistait surtout à aider deux jeunes gens qui ne parvenaient pas à joindre leurs parents. Dans le Val Maggia, plusieurs endroits étaient coupés du monde, et il a fallu évacuer les gens par hélicoptère. Avec le careteam, nous les attendions à l’héliport pour apporter notre assistance.

De quoi les personnes affectées avaient-elles le plus urgemment besoin ?
Il fallait en premier lieu être là pour les proches des personnes portées disparues afin de les aider à supporter l’incertitude. Ils posaient de nombreuses questions auxquelles nous n’avions pas de réponse. En effet, nous avons un principe fondamental : nous ne transmettons que des informations confirmées et parlons uniquement au présent, même si nous devons nous attendre au pire. Par ailleurs, il fallait aussi s’occuper de choses pratiques : trouver des vêtements et un endroit où passer la nuit, informer les écoles ou les employeurs. De nombreuses personnes ont raconté où elles se trouvaient au moment des intempéries. Plusieurs jeunes du Val Maggia, par exemple, assistaient à une fête et ont perdu le contact avec leur famille. Une personne du Val Misox m’a raconté qu’en jetant un coup d’œil par la fenêtre, elle avait constaté que la maison du voisin avait tout bonnement disparu.

Les besoins des personnes ont-ils changé au fil du temps ?
Certaines voulaient récupérer des objets à valeur sentimentale dans les maisons sinistrées. Dans ces cas, nous faisons de notre mieux pour qu’elles puissent les obtenir. Lorsqu’un décès est communiqué, il faut surtout être là pour les proches. Lors de nos interventions, nous les accompagnons également pour identifier les victimes. Une personne qui perd des biens matériels ou son foyer a aussi besoin de soutien pratique. Où trouver des vêtements ? Où habiter provisoirement ? Doit-elle se chercher un logement ?

Qu’est-ce qui était particulier à ces deux interventions ?
C’était la première fois que j’intervenais après des intempéries d’une telle intensité. Sur le plan émotionnel, c’était difficile. Mais, l’expérience arrivant, j’ai appris à gérer la situation. Comme je vis au Tessin depuis 42 ans, les intempéries des vallées de Misox et de Maggia m’ont fortement affectée. Leurs habitants ont l’habitude d’essuyer des intempéries de temps à autre, mais jamais ils n’ont connu de telles conditions. La profonde solidarité du Tessin m’a impressionnée. Beaucoup ont immédiatement fait d’importants dons, et de nombreuses associations ont organisé des évènements pour collecter des fonds.

Que faites-vous pour renforcer votre résilience ?
Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé comme infirmière aux soins intensifs, où l’on voit beaucoup de choses tristes. Je me dis : ce n’est pas mon histoire, à chacun son destin. Je le compare à un livre dans lequel je surviens brièvement en tant que caregiver. Comment puis-je être utile dans le cas concret ? Les personnes ont-elles à boire, à manger ? Sont-elles dans un lieu sûr, au chaud ? Il est essentiel aussi que je m’écoute. Est-ce que je peux encore continuer ou est-ce que je demande une relève ? Quand je rentre à la maison, j’essaie de laisser derrière moi ce que j’ai vécu. Généralement, je commence par prendre une douche. D’autres aidants auront peut-être besoin qu’on les prenne dans les bras, d’être seuls ou d’aller courir. D’autres encore préfèrent s’entourer de monde. Pendant la formation, on découvre ce qui nous aide.

Qu’est-ce qui vous a motivé à travailler dans l’assistance psychosociale ?
Dans ma vie professionnelle et privée, il y a eu de nombreux coups du destin. Et je me suis demandé comment gérer ces situations, comment aider. Comme il n’existait pas encore de careteam cantonal au Tessin, j’ai suivi une formation en débriefing. En 2006, mon chemin a croisé celui de Carelink où j’ai fait la formation de caregiver.


Eva Ghanfili a d’abord suivi une formation d’infirmière à Winterthour. Au Tessin, où elle vit depuis 42 ans, elle a complété son bagage en se formant aux soins intensifs. Elle a exercé sa profession jusqu’à la fin janvier 2022 et a aussi assumé le rôle de coordinatrice locale des dons d’organes. En 2006, elle a rejoint le careteam de Carelink, puis le Care Team Ticino en 2014.


 

Ne pas oublier les silencieux : la psychologue d’urgence Alice Stucky-Schwitter est intervenue pour Carelink après une catastrophe naturelle

Frappée de plein fouet par des intempéries, une commune du Bas-Valais a récemment sollicité le soutien de Carelink. Dans son interview, la psychologue d’urgence Alice Stucky-Schwitter relate comment les gens affrontent une menace imminente, renouent avec la vie quotidienne, et elle souligne le rôle des autorités. Frappée de plein fouet par des intempéries, une commune du Bas-Valais a récemment sollicité le soutien de Carelink. Dans son interview, la psychologue d’urgence Alice Stucky-Schwitter relate comment les gens affrontent une menace imminente, renouent avec la vie quotidienne, et elle souligne le rôle des autorités.

Début juillet, vous êtes intervenue pour nous en tant que psychologue d’urgence. Qu’est-ce qui est arrivé ?
Fin juin et début juillet, deux grosses intempéries ont frappé le Valais. Des laves torrentielles ont notamment surpris des communes du Bas-Valais. Certains endroits étaient coupés du monde et d’autres étaient directement menacés.

Quelle était la situation à votre arrivée ?
Lorsque je suis arrivée dans l’une des communes touchées, environ une semaine après les faits, il n’y avait plus de menaces directes, et la plupart des habitants étaient retournés chez eux. Heureusement, il n’y a pas eu de pertes humaines ou animales à déplorer ; mais un camping et une ferme sont perdus à jamais. Des professionnels tout comme des particuliers étaient occupés à déblayer et à sécuriser le secteur ; beaucoup travaillaient dans les champs parce que la météo le permettait enfin. Un lotissement résidentiel où vivent surtout de jeunes couples et des familles était toujours fermé pour des raisons de sécurité.

Comment se portaient les personnes affectées ?
Les premiers secours apportés par les services de protection civile, la police et les pompiers étaient très bien organisés, et les gens avaient bénéficié d’une grande solidarité et s’entraidaient. C’est précieux, et pas seulement pendant la situation de détresse, car les effets perdurent un certain temps. Même si le danger était écarté, on sentait encore la peur ambiante. Et maintenant ? Et qu’est-ce qui se passera aux prochaines intempéries ? Pour les personnes qui ont pu retourner rapidement chez elles, c’était plus simple, car elles pouvaient entreprendre quelque chose et aussi faire le deuil de leurs pertes. Par contre, l’attente est beaucoup plus difficile, car elle entraîne un sentiment d’impuissance. Dans ces cas, la psychologie d’urgence recommande toujours de reprendre sa vie quotidienne et de se recentrer sur ses tâches afin de pouvoir surmonter l’évènement hors norme beaucoup plus rapidement.

Que pouvaient faire les familles qui ne savaient pas si elles pourraient revenir un jour ?
Pour elles, les petites activités et les gestes du quotidien sont très importants. Entreprendre quelque chose avec les enfants, faire des courses, cuisiner. Ces activités aident à éviter de penser constamment à la situation et d’en parler tout le temps. Une question fréquemment posée par les jeunes mères était : comment parler aux enfants ? Que dois-je leur dire ? Il est également important de détendre régulièrement la situation.

Quelles sont les réactions psychologiques à un tel évènement ?
En situation aiguë, l’être humain se met en situation d’alerte. Pour assurer notre survie, la peur déclenche de puissantes réactions de stress. Alors, nous nous battons, fuyons ou restons tétanisés. Une fois la menace immédiate passée, ces réactions peuvent persister sous la forme d’agitation intérieure, d’insomnie, de troubles de la concentration ou de flashbacks. Ils peuvent même survenir plusieurs jours après les faits. Généralement, ces réactions de stress s’estompent, car l’être humain est fait pour survivre.

Face aux changements climatiques, les intempéries pourraient se multiplier dans certaines régions suisses. Que ressentent les personnes qui doivent vivre avec un danger latent pour leur région ?
Le sentiment de protection et de sécurité est très important. La commune et le canton doivent rétablir la sécurité autant que possible par des mesures de construction et des dispositifs de protection et en informer la population. Les habitants peuvent aussi se préparer, par exemple, en prévoyant un refuge en cas de besoin. Cela dit, certains individus résistent mieux que d’autres. Le fait qu’une personne reste dans la région ou songe à déménager dépend aussi de son attachement à l’endroit.

Avez-vous acquis de nouveaux enseignements lors de votre intervention en Valais ?
Plutôt une confirmation qu’un nouvel enseignement : il ne faut pas oublier les « silencieux », ces personnes qui vivent à une certaine distance de l’évènement. En d’autres termes : il faut les intégrer et rester en contact avec elles, les faire bénéficier de la solidarité et leur fournir des informations. Beaucoup d’entre elles n’ont pas besoin de soutien et s’inscrivent dans un solide environnement social. Mais certaines s’isolent face à la détresse et se figent dans leur vécu. Or, c’est en échangeant que l’on fait évoluer sa situation. Nous devrions spécifiquement nous tourner vers ces personnes particulièrement discrètes.


Alice Stucky-Schwitter a grandi dans le Haut-Valais et vit à Bettmeralp. Comme elle est mariée à un guide de montagne depuis 40 ans, la gestion des dangers fait partie de son quotidien. Pendant plus de 40 années, elle a travaillé comme psychologue, en dernier lieu au service ambulatoire du centre psychiatrique du Haut-Valais. Depuis 2006, elle est psychologue d’urgence certifiée chez Carelink.


 

La résilience tout au long de la vie Myriam Thoma et la gestion d’événements traumatiques

Les personnes résilientes parviennent à surmonter l’adversité et même de terribles coups du destin sans que leur psychisme ne soit affecté par de profondes séquelles. Cette résilience dépend de déterminants comme l’estime de soi, le rapport à son statut socio-économique et l’âge. Il est essentiel de travailler sur ces vécus traumatisants, juste après dans l’idéal ; mais il n’est jamais trop tard.

Photos : Paul Senn, FFV, Kunstmuseum Bern, Dep. GKS, Bern

Les scientifiques de l’Université de Zurich ont analysé les déterminants d’une résilience plus élevée chez des personnes qui avaient fait l’objet de mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux, entre autres, celles placées de force pendant leur enfance. Les résultats mettent en avant des aspects comme une meilleure estime de soi, une tendance moins prononcée à éprouver des émotions négatives, un meilleur rapport au statut socio-économique et un revenu plus élevé. L’âge constitue également un facteur important. Probablement servis par leur plus grande expérience de vie, les aînés semblent mieux à même de s’adapter et de gérer les défis que les générations plus jeunes.

Il est possible de vieillir en bonne santé malgré des circonstances adverses
La résilience dépend aussi du travail effectué sur les expériences traumatisantes. En effet, les personnes affectées évitent de s’enliser dans le passé ou l’amertume en réfléchissant à leur destin et en travaillant sur les émotions ressenties ainsi que les comportements et les schémas acquis.

Une étude montre aussi qu’il est possible de vieillir en bonne santé malgré des circonstances adverses. Pour y parvenir, une certaine légèreté, l’engagement social, les efforts en faveur d’une relation harmonieuse et le développement personnel sont importants. L’enjeu n’est pas d’enjoliver son vécu, mais de trouver des moments de joie et de la reconnaissance dans l’instant présent.

Les traumatismes de l’enfance persistent
Pour certaines personnes, cette étude était la première opportunité de parler de leurs destins. Certaines avaient toujours été retenues par un sentiment de honte, d’autres trouvaient trop pesant de s’ouvrir à quelqu’un. Bien sûr, il vaut mieux chercher de l’aide (professionnelle) un stade précoce, mais il n’est jamais trop tard pour intervenir. Les expériences traumatiques refoulées et les émotions négatives exercent non seulement une influence néfaste sur le corps et la santé psychique, mais aussi sur la vie sociale, l’éducation, la profession et la situation financière.

Déstigmatiser les troubles psychiques
Sachant que les traumatismes de l’enfance persistent à l’âge adulte, il faut sensibiliser au sujet et déstigmatiser les troubles psychiques. Autre élément essentiel : la reconnaissance sociale de la souffrance infligée à certains groupes sociaux en Suisse pendant le XXe siècle.


Dre Myriam Thoma, privat-docent, est maître-assistante à l’Institut de psychologie de l’Université de Zurich. Avec le professeur Andreas Maercker, elle dirige le groupe de recherche « Résilience » au sein du pôle de recherche universitaire « Dynamique du vieillissement en bonne santé ». Ses travaux portent principalement sur la psychopathologie, le stress, les traumatismes et la résilience tout au long de la vie.

Informations complémentaires sur Myriam Thoma


Liens complémentaires :

Article de l’Université de Zurich sur les enfants placés de force

Contribution au magazine spécialisé Clinical Psychology & Psychotherapy  

Höltge, J., McGee, S. L., Maercker, A., & Thoma, M. V. (2018). Childhood adversities and thriving skills: Sample case of older Swiss former indentured child laborers. The American Journal of Geriatric Psychiatry, 26(8), 886-895.

 

 

Ces traumatismes transmis sur plusieurs générations

Le 23 mai, l’Académie Paulus à Zurich a accueilli une table ronde sur « la longue ombre du traumatisme ». La Dre Rahel Bachem, chercheuse et psychothérapeute à l’Université de Zurich, et la collaboratrice de Carelink, la Dre Mareike Augsburger, psychologue d’urgence et spécialiste en traumatismes, ont fait entrevoir devant un public intéressé et actif l’univers complexe du traumatisme transgénérationnel.

Photo : Académie Paulus, Zurich

Les spécialistes entrent de plain-pied dans le sujet par une précision terminologique : que signifie
« traumatisme » sur le plan technique ? En fait, il serait plus correct de parler d’un « évènement potentiellement traumatisant » pour décrire une confrontation avec un évènement pesant comme un accident, une blessure, un acte de violence ou une catastrophe naturelle. Dans les jours et les semaines qui suivent, ces faits sont fréquemment suivis de fortes réactions chez les personnes affectées. Ces réactions sont considérées comme le contrecoup tout à fait normal à un incident hors norme. Généralement, elles s’estompent au bout de quelques semaines.

On parlera de séquelles traumatiques lorsque les conséquences sont durables et que les personnes affectées en ressentent encore de vifs effets sur leur santé, comme c’est le cas des syndromes de stress post-traumatiques (SSPT), couramment appelés traumatismes. Dans nos contrées relativement privilégiées, de telles séquelles ne touchent qu’une infime partie des personnes exposées, même si les évènements traumatiques impriment des traces profondes et durables sur le psychisme. Très résilientes pour la plupart, ces personnes parviennent bien à terme à intégrer cette épreuve dans leur vie.

Les traumatismes peuvent se transmettre à la génération suivante
Les traumatismes transgénérationnels et intergénérationnels se répercutent non seulement sur le psychisme des personnes directement affectées par un évènement, mais aussi sur leur descendance. Ce processus de transmission impacte le bien-être émotionnel, psychique et parfois même physique des prochaines générations.

Les panélistes ont discuté de différents mécanismes de transmission :

  • Attachement affectif, style d’éducation, modèle de comportement : les stratégies d’adaptation inefficaces peuvent inconsciemment se transmettre à la progéniture. Il s’agira souvent de formes caractéristiques d’attachement défavorable, d’une gestion dysfonctionnelle de conflits et de problèmes relationnels.
  • Dérèglement émotionnel : lors de vécus traumatiques non résolus, les personnes concernées éprouvent parfois du mal à tempérer les émotions puissantes comme la colère, l’irritation ou la peur.
  • Appréciation et perception fondamentale du monde : la confiance des personnes traumatisées est souvent ébranlée, un fait qui se traduit souvent par des conceptions négatives comme « on ne peut faire confiance à personne » ou « le monde est un endroit dangereux ».
  • Épigénétique : cette discipline étudie l’influence de l’environnement sur l’expression génétique. Des études montrent qu’un vécu traumatique peut provoquer des modifications épigénétiques et les transmettre à la prochaine génération.

Les personnes concernées par un traumatisme transgénérationnel assistent souvent aux comportements défavorables, aux présupposés, aux réactions à l’adversité ; elles apprennent alors à développer des schémas similaires. Parmi les conséquences, on compte une altération dans la réaction au stress, des problèmes relationnels et une plus grande vulnérabilité face aux maladies psychiques. Certains enfants peuvent même développer des symptômes de SSPT, même lorsqu’ils n’ont pas vécu l’évènement traumatisant, mais qu’ils ressentent les séquelles qu’il a laissées chez leurs parents ou grands-parents.

On trouve des exemples typiques chez les descendants de survivants de l’holocauste, de réfugiés de guerre et de personnes ayant survécu à un crime violent. Ces évènements traumatiques laissent des traces tellement profondes que les effets et l’influence perdurent sur plusieurs générations.

Le soutien psychologique peut aussi aider les descendants
Après la discussion, les spécialistes ont présenté des thérapies et la prise en charge en Suisse et à l’étranger. Si les procédés psychothérapeutiques centrés sur le traumatisme déploient leurs effets chez les personnes souffrant spécifiquement de symptômes de SSPT, d’autres méthodes éprouvées s’avèrent utiles pour appréhender et mieux gérer des expériences transgénérationnelles.

La discussion du panel a mis en lumière de manière impressionnante la diversité et l’étendue du sujet. L’important travail de recherche doit se poursuivre au même titre que les efforts pour améliorer l’accès à l’aide dans le monde entier. La table ronde a aussi souligné l’importance d’une prise en charge précoce des personnes affectées, à savoir dès la phase aiguë, comme le fait justement Carelink. Sa démarche permet de diminuer les risques de troubles post-traumatiques et de prévenir des atteintes durables de la santé.

Boussole en période tourmentée

Dans les situations pesantes, on a besoin de solides personnes de référence. La fondation pour enfants AETAS parle aussi de « phares » et de « marins ». Ces images permettent de mieux comprendre, contextualiser et agir. Elles n’aident pas seulement les enfants.

Dans le travail avec de jeunes personnes affectées, vous dites qu’on peut surmonter les tempêtes traumatiques de la vie en restant en bonne santé. Quels sont les facteurs déterminants ?

Simon Finkeldei : Aujourd’hui, nous savons que l’évènement à lui seul ne détermine pas si la personne parviendra à le surmonter. Sa situation en aval et, en particulier, celle en amont sont tout aussi décisives. Des facteurs objectifs et subjectifs intervenant pendant l’incident feront la différence. Par d’exemple : le drame résulte-t-il d’un acte délibéré d’un proche ou est-il le fruit du hasard? Parmi les autres aspects pertinents figurent les réactions des personnes de référence, ce qu’elles pensent de l’évènement et comment elles en parlent. La résistance d’une telle référence constitue un autre facteur critique pour gérer une situation éprouvante.

Votre travail de « phare » est souvent cité : que faut-il imaginer ?

Tita Kern : Dans notre langage figuratif, les enfants sont de petits marins qui, normalement, sillonnent les sept mers en quête d’aventures et de découvertes. Mais, en cas de gros grain, il leur faut des phares. Ces repères symbolisent les personnes de référence qui offrent lien et repère, qui signalent aux petits marins en détresse qu’il y a de l’espoir. Il peut s’agir de parents, de marraines, d’enseignantes ou d’autres professionnels. En entreprise, ce seraient les cadres et les RH. Les grands phares sont les personnes de référence déjà familières. C’est avec elles que nous travaillons très étroitement lors d’interventions de crise. Lors d’un fait terrible, la dépendance des enfants les place plus fortement encore dans une situation particulière.

Leur marge de manœuvre est limitée en phase aiguë et aussi dans la gestion de la suite. Ils se tournent vers leurs phares pour savoir si l’évènement est dangereux. Ce que des personnes de référence font ou non, ce dont elles parlent ou non pèsera pour les enfants. Si nous parvenons à consolider au mieux ces personnes afin qu’elles se sentent en sécurité dans ce contexte extrêmement houleux pour elles aussi, elles peuvent devenir des feux de navigation salvateurs.

À quel moment le travail de « phare » compte-t-il le plus ?

Finkeldei : Il commence par une préparation efficace qui, en cas d’urgence, permet d’intervenir à tout moment. Les préparatifs englobent des formations continues pour les phares. Pendant l’évènement, nous tâchons de limiter l’exposition. En effet, dans nos têtes, le sentiment de sécurité ne dépend pas des tirs ou d’une trêve dehors, mais du moment où on se sent de nouveau en sécurité. La phase qui suit est également cruciale: comment un enfant peut-il se rendre compte qu’un terrible évènement est terminé si on n’arrête pas d’en parler dans les médias, à la maison et à l’école? Chaque phase de l’assistance – la préparation, la mobilisation et l’accompagnement – compte pour stabiliser les personnes affectées.

Vous utilisez différentes métaphores dans votre projet « changement de cap ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi elles peuvent particulièrement aider les enfants ?

Kern : Nous travaillons beaucoup avec des images comme le petit marin, le phare, la barque, la boussole, la lampe de poche, l’extincteur. Elles constituent le fil rouge de notre boîte à outils. Pourquoi? Parce que l’être humain est doté d’un esprit narratif. D’une part, ces images donnent aux enfants un ancrage pour leur identification ; d’autre part, elles leur permettent de prendre un peu de distance. C’est très utile à un moment où l’esprit est en alerte permanente. La distance permet de mieux écouter et réfléchir. Nos images fournissent aussi un langage commun aux familles. Un sujet que l’on ne pouvait peut-être pas aborder avant devient « abordable ». C’est un pas essentiel pour sortir du désarroi.

Comment vous, les intervenants, arrivez-vous à gérer ces lourdes situations ?

Finkeldei : Là, je repense à la magnifique citation de Tita : « Une situation pesante appelle l’activité physique, et les émotions ont besoin d’air. » J’arrive le mieux à réduire le stress en bougeant et par une alimentation saine. L’image de l’algue aide aussi.

L’image de l’algue ?

Kern: Les algues sont fascinantes. Leurs profondes racines leur donnent une incroyable stabilité tout en leur laissant la plus grande flexibilité. En d’autres termes: il ne faut pas se braquer contre ce qu’on ne peut pas changer, mais se laisser porter par le mouvement. Nous nous disons : « Oui, ces choses arrivent. Nous nous laissons porter par la houle comme une algue et filtrons ce qui en vaut la peine. »

Nous vivons beaucoup de moments magnifiques, touchants, précieux, impressionnants où nous constatons que les familles réussissent à reprendre pied. Et qu’elles ont de superbes idées pour s’en sortir. Il faut filtrer et garder ces moments tout en lâchant prise sur les autres : « C’est la vie, je me lance et j’apporte ma contribution.» Là aussi, nous sommes dans la métaphore de l’algue.

Finkeldei : L’algue, toujours ancrée quelque part, est stable. Parfois, c’est la perspective d’une soirée tranquille, penser à une personne bien-aimée ou la spiritualité.

Kern : On ne peut pas laisser son propre bien-être au hasard ; il faut y œuvrer quotidiennement.

Ce qui m’aide, c’est la profonde conviction qu’il existe en chaque être humain une partie à l’abri de la noirceur et qui peut mener à la guérison. Nous pouvons entrer en contact avec cette partie pour y cultiver beaucoup de choses qui soulageront la douleur et pourront rétablir ou maintenir la santé.

 

Tita Kern est psychotraumatologue (M.Sc.), thérapeute familiale systémique (DGSF) et traumato-thérapeute. Depuis 2013, elle assume la direction technique de la fondation AETAS. Conférencière, Tita Kern enseigne et écrit principalement sur la psychologie d’urgence et la thérapie des traumatismes.

Simon Finkeldei est diplômé en psychologie, psychothérapeute psychologique (VT), thérapeute enseignant et superviseur. Directeur psychothérapeutique d’AETAS, il enseigne aussi l’intervention de crise / la psychologie d’urgence, la prévention du suicide et la thérapie des traumatismes.

 

 

Fondation pour enfants AETAS
L’intervention de crise auprès des enfants, proposée par la fondation AETAS à Munich, encadre les enfants, les jeunes, leurs proches et les professionnels après des évènements traumatiques. Il peut s’agir notamment de la mort soudaine et traumatisante d’un proche, d’un suicide, d’une tentative de suicide ou d’un accident tragique dont on est témoin.

Informations : www.aetas-kinderstiftung.de

Interview : Petra Strickner

Positiver pour une vie réussie

Concentrer sciemment ses pensées sur les moments positifs et se pencher sur les enseignements acquis peut aider à mieux gérer un évènement pesant. Qui s’entraîne au quotidien peut évoluer vers plus de flexibilité, d’ouverture et de résistance dans la vie.

Pouvez-vous d’abord nous expliquer cette notion de « psychologie positive » ?

La science de la psychologie positive étudie comment réussir sa vie. Longtemps, la psychologie s’est concentrée sur ce qui n’allait pas. On a compulsé des connaissances sur les signes de stress psychologique, les mécanismes sous-jacents et les possibilités de les atténuer. À la charnière du siècle, les scientifiques ont commencé à se tourner davantage vers une autre question: comment amener une personne dépressive à un état non dépressif ou lever le poids de son traumatisme après un incident pesant ? En d’autres termes, comment parvenir à un état où une personne estime que la vie lui sourit, qu’elle se sent satisfaite et optimiste? La psychologie positive travaille dans ce sens avec la notion d’épanouissement (flourishing).

Épanouissement ?

Oui, exactement : la science d’une vie réussie. Elle s’interroge sur ce qui rend l’individu confiant, heureux, optimiste et sur les forces qu’il ressent alors. Quel rôle jouent les sentiments positifs, notamment face aux défis de la vie? Comment percevoir intrinsèquement un sens, vivre des relations épanouissantes et satisfaisantes? Les réponses, en fin de compte, composent le terreau qui permet à une fleur de s’épanouir ; et il en va de même pour l’être humain.

Dans l’assistance d’urgence, nous sommes confrontés à des personnes ayant vécu une situation hors norme. Face au traumatisme et à la souffrance, positiver peut leur apparaître comme un immense acte d’équilibrisme…

Dans un premier temps, la situation traumatisante, le revers, le déraillement d’une vie n’ont rien de beau, rien de bon et ne dégage pas non plus de sens profond. C’est un coup du destin. Il faut élargir l’angle de sa perception pour être en mesure d’apprendre à «bien» gérer une telle situation et continuer de bien vivre malgré tout.

C’est-à-dire ?

Lors d’une crise, le champ de perception se rétrécit, un peu comme dans un tunnel. Les impulsions négatives attirent notre attention, ce réflexe est tout à fait pertinent. Mais, par cette concentration sur la menace, tout ce qui est vaguement beau, réjouissant, satisfaisant passe au second plan. En outre, les personnes affectées culpabilisent souvent lorsque, le matin, elles se réjouissent d’entendre chanter les oiseaux alors qu’il est arrivé quelque chose de terrible. Souvent, elles se demandent: est-ce que je suis une mauvaise personne parce que j’éprouve de la joie? Non. La voie de la guérison et de l’évolution passe précisément par ce «non».

Barbara Fredrickson écrit dans son livre « Mieux vivre grâce à la pensée positive » qu’il faut trois moments émotionnels positifs pour en compenser un pesant. Qu’en pensez-vous ?

Il ne s’agit pas de contrebalancer un puissant vécu négatif par un vécu positif aussi puissant. L’enjeu est plutôt de s’aider à surmonter les évènements dramatiques par une pluralité de moments positifs, que l’on appelle aussi des bulles de souvenirs. Imaginez les deux plateaux d’une balance. Dans un, vous placeriez les émotions désagréables : la peur, le deuil, le souci, la colère, le désespoir. L’autre plateau contiendrait les émotions positives : la joie, l’optimisme, la curiosité, l’inspiration, l’étonnement, l’amour. Dans la moyenne, à terme, nous trouverions toujours quelque chose dans le plateau du positif. Barbara Fredrickson parle de la dose journalière d’émotions positives et fait la comparaison avec une alimentation saine : je ne serai pas en meilleure santé si je consomme 3 kg de brocoli d’un coup. En revanche, si je consomme plusieurs portions de légumes par semaine, je renforce mon système immunitaire.

Vous parlez de bulles de souvenirs. À quoi sont-elles associées dans la psychologie positive ?

Les cerveaux de nos ancêtres étaient faits pour affronter les tigres aux dents de sabre. Ce «formatage de base» est resté. Pour cette raison, les impulsions désagréables et menaçantes accaparent rapidement notre attention. Ce « réglage d’usine» nous amène à nous concentrer sur des émotions négatives comme la peur, le deuil et la colère lorsque nous y sommes confrontés. C’est comme si nous étions frappés par une balle de tennis. Nous la sentons, réagissons et sommes prêts à agir. Malheureusement, notre « réglage d’usine » psychologique gère très différemment les émotions positives. Contrairement aux balles de tennis, elles ne sont pas nettes et rapides, mais elles se manifestent plus doucement et sont faciles à dissiper, justement comme les bulles de savon.

Quelle chance ai-je de pouvoir m’ouvrir à ces bulles de souvenirs lorsque je suis touchée par un évènement ?

Nous ne sommes pas tous programmés de la même manière. La réactivité de notre cerveau aux éléments négatifs et notre ouverture aux bulles de souvenirs dépend aussi de notre patrimoine génétique. C’est lié à notre seuil de sensibilité, notre structure cérébrale et aussi, très fortement, à notre biographie.

Pouvez-vous préciser ?

Pour reprendre une image, je dirais: ce n’est pas pareil d’avoir grandi en plein court de tennis ou en marge du terrain, où l’on reçoit et peut apprécier des bulles de souvenirs de temps à autre. Ces mécanismes peuvent s’utiliser à titre préventif, notamment dans l’éducation. Par exemple, lorsque les enfants rentrent de l’école à midi ou lorsqu’ils vont se coucher le soir, on ne parlera pas seulement des choses «bêtes et méchantes», mais attirera aussi leur attention sur les beaux et agréables moments de la journée. Lorsque je prends conscience qu’un évènement était positif et que je m’en réjouis aussitôt, je peux le potentialiser. Alors, je place pratiquement la bulle sous le «projecteur», et le souvenir prend de l’importance. Mon cerveau apprend à prendre au sérieux de tels moments, et je parviens à développer ma résistance. Des études montrent que les personnes résilientes s’approprient les émotions positives pour recouvrer leur performance psychique après une situation difficile. On peut y voir une stratégie pour surmonter des évènements éprouvants.

Peut-on s’y entraîner soi-même ?

Oui. Nous pouvons collectionner les bulles. Et nous pouvons aussi aménager des espaces sûrs pour les sauvegarder, en posant des questions comme: «Qu’est-ce qui m’a plu aujourd’hui?», «Qu’est-ce qui m’a fait plaisir?», «Qu’est-ce qui m’a fait sourire?». Même si les balles de tennis étaient et sont nombreuses, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il y a aussi de petites et grandes bulles de souvenirs. L’enjeu est d’en prendre conscience. Dans ce sens, la psychologie positive y contribue. Elle ouvre une « voie parallèle » au « réglage d’usine». Par là, nous pouvons agir de manière plus souple parce que les sentiments positifs nous ouvrent la voie à des actions autres que fuir, lutter ou faire le mort, à savoir, explorer, sortir, entretenir des contacts sociaux. Par ricochet : voir du nouveau et apprendre. Pour finir, nous évoluons, nous grandissons.

Idées d’exercices en fin de journée

Première question : qu’est-ce qui m’a plu aujourd’hui ?
Deuxième question : comment ai-je contribué à ce ressenti positif ?

 

Dre Daniela Blickhan, diplomée en psychologie, MSc. Études de psychologie à Würzburg, de psychologie positive à Londres et doctorat en la matière à la FU de Berlin. Accréditée pour la formation et la supervision de coaching (DCV, DACH-PP, DVNLP). Depuis 1991, elle dirige l’Institut d’Inntal et, depuis 2013, elle préside l’Association faîtière germa-nophone de psychologie positive. Publications : « Positive Psychologie – ein Handbuch für die Praxis » (Junfermann, 2018), « Positive Psychologie im Coaching » (Junfermann, 2021 – prix du meilleur livre de coaching 2021/2022).

Contact : www.inntal-institut.de

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Interview : Petra Strickner

Protection de soi et d’autrui, à tous les niveaux

Pour nos clients et notre Careteam, nous avons déterminé des « critères de protection » épousant nos valeurs et notre attitude.

L’« espace de dignité » de dignité » élaboré par le psychologue et politologue Stephan Marks prévoit quatre facteurs décisifs pour une vie satisfaisante et digne : la reconnaissance, la protection, l’appartenance et l’intégrité. Ils sous-tendent le bon fonctionnement d’une relation communautaire, avant, pendant et après une intervention.

 

Sources : Marks, Stephan : « Die Würde des Menschen ist verletzlich » et « Scham, die tabuisierte Emotion » (en allemand).

 

Besoin fondamental :  la reconnaissance
Pour s’épanouir, tout être humain a besoin de reconnaissance, comme les plantes nécessitent de la lumière. Lors d’une intervention d’urgence, la reconnaissance implique que je perçois qu’il est arrivé quelque chose de grave.

Avant l’intervention, nous valorisons les connaissances et l’expérience de notre équipe lors de formations et d’exercices pratiques. Pendant l’intervention, la reconnaissance de la gravité des faits est importante pour les personnes affectées, au même titre que le respect de leurs réactions. Notre attitude alors est qu’un individu est fondamentalement capable de surmonter des crises et de graves revers. Après la mission, différentes méthodes de reconnaissance sont appliquées au niveau de l’équipe pour encourager la qualité et le développement. Elles peuvent prendre la forme d’entretiens post-interventionnels, d’analyses de cas pratiques ou de supervisions.

L’entreprise, elle, peut envoyer un signal phare par une attitude qui exprime : « Nous nous trouvons dans une situation hors norme et sommes là pour vous en tant qu’employeur. »

Besoin fondamental : la protection
Des sentiments de désarroi, d’impuissance ou de honte peuvent naître lorsque les limites de la protection corporelle ou psychique ont été enfreintes.

Nous enseignons comment gérer la proximité et la distance, pour préserver nos propres limites et celles des personnes que nous protégeons. Les séminaires préparatoires se penchent principalement sur les questions suivantes: jusqu’où puis-je me rapprocher physiquement d’une personne, d’un enfant? Comment me protéger et protéger les personnes affectées lors d’une transgression psychique ? Le caractère volontaire des interventions sert aussi à protéger les différents membres de l’équipe. En tant que caregiver, je ne suis pas obligée de participer à une intervention si, à ce moment, je me trouve dans une situation difficile. En tant que psychologue d’urgence, je peux renoncer à une intervention lorsque la situation renvoie à ma biographie, par exemple si j’ai des enfants du même âge. Pendant et après l’intervention, des espaces de protection psychique et aussi physique sont en place pour garantir la sécurité des personnes aux différents niveaux. Par exemple, des locaux en retrait pour les entretiens post-interventionnels. Lors d’incidents très médiatisés, nous protégeons les personnes affectées et notre équipe des regards indiscrets des badauds et de la presse. Naturellement, la plus stricte confidentialité est de mise. Même les mandants n’apprennent pas la teneur des entretiens personnels. Les cadres et les RH sont particulièrement mis à contribution à ce moment. Qui a besoin d’une protection particulière? Comment gérer les sujets délicats? Comment créer des espaces et des moments hors du deuil ? Pour bien gérer la crise, il est crucial de se poser ces questions, de prendre les mesures correspondantes et, le cas échéant, de solliciter un soutien spécialisé. Cet effort s’avère aussi payant à moyen et à long terme.

Besoin fondamental : l’appartenance
Aider une personne à consolider sa dignité implique lui donner un sentiment d’appartenance.

Le travail chez Carelink semble justement répondre à ce besoin. Notre dernier sondage auprès du Careteam a montré que ses membres se sentent intégrés à un réseau qui partage leurs normes et leurs valeurs, et que leur engagement contribue à donner un sens à leur quotidien.

Lors du travail d’assistance, nous devons encourager les personnes affectées à renouer le contact le plus vite possible avec leurs principales personnes de référence. La restauration du contact est d’autant plus importante lorsque la personne est jeune ! En effet, nous savons que les catastrophes enferment souvent les gens dans une grande solitude. En étant là et en restant solide, on transmet un message capital : « Tu n’es pas seul(e) ! »

Après l’évènement, l’entreprise et les collègues peuvent contribuer sur les plans personnel et structurel à répondre au besoin fondamental qu’est l’appartenance. Par exemple, si l’entourage ne considère pas la « faiblesse » comme une honte, les personnes affectées ne se sentiront pas exclues; elles tendront davantage à solliciter du soutien et à l’obtenir.

Besoin fondamental : l’intégrité
Lorsqu’une personne n’était pas à la hauteur de ses propres valeurs et qu’elle éprouve une honte (morale), sa dignité risque d’être atteinte. Stephan Marks pose qu’il s’agit de ses propres attentes ou normes et non de celles fixées par les autres.

Partant, notre Careteam doit pouvoir déployer ses compétences professionnelles au mieux. À cette fin, différents aspects sont nécessaires avant, pendant et après l’intervention: une vaste réflexion, l’adaptabilité, la concertation avec la direction des opérations et le mandant et, enfin, la confrontation avec ses propres exigences (morales).

Agir de manière morale implique que l’entreprise ne considère pas les mesures d’assistance psychosociale comme un mal nécessaire, mais que leur évidence soit inscrite dans son ADN. Sincère, la sollicitude envers les collaborateurs crée un effet de multiplication et génère une culture de la confiance et de l’estime, ce qui nous ramène à la reconnaissance.

Petra Strickner est psychologue diplômée, thérapeute systémique, psychologue d’urgence et superviseuse. Depuis 2012, elle travaille pour Carelink en tant que psychologue d’urgence. Depuis six ans, elle dirige l’équipe des volontaires.

Aider, c’est vivre plus heureux

Les mauvaises nouvelles pleuvent en ce moment. Nous ne pouvons éliminer tous les malheurs de ce monde, et pourtant nous pouvons vivre plus heureux. La recherche confirme ce que notre expérience nous a peut-être déjà soufflé : aider, c’est positiver.

La souffrance, la guerre, la destruction… Les drames font les gros titres des médias. Inimaginable, le mal que l’être humain peut causer à d’autres, à la nature et à d’autres espèces vivantes. Certains perdent espoir face aux nouvelles quotidiennes. Et pourtant, c’est une vérité en demi-teinte. Car, oui, de nombreuses horreurs sont commises. Mais certaines personnes se lèvent pour d’autres et s’investissent énormément pour faire le bien sur terre. Disponibles pour les autres, elles aident et soutiennent de toutes leurs forces, dans leur vie professionnelle ou privée, contre rémunération ou non.

Le présent article porte explicitement le regard sur le positif, sans pour autant minimiser les difficultés et les situations pesantes – pour tabler sur la résilience sans ignorer la douleur, comme le prône la psychiatre et traumathérapeute allemande Luise Reddemann. La recherche nous apprend que le soutien social constitue un des principaux facteurs de récupération, pour ne pas dire de « guérison » après un évènement traumatique. C’est pourquoi cet article est dédié aux personnes qui apportent ce soutien social, les aidants. Nous nous interrogerons sur différents aspects: pourquoi aider autrui génère un sentiment positif, si les aidants sont de «meilleures personnes» et comment ce soutien déclenche un sentiment de bonheur.

Pourquoi aider génère un sentiment positif

Aider, c’est un effort et parfois un poids. Et pourtant, des milliers de personnes s’investissent à titre volontaire dans des organisations de sauvetage ou chez les pompiers; elles interviennent pendant leur temps libre pour enseigner, coacher au football, diriger un chœur, accompagner des personnes mourantes, et la liste est loin d’être exhaustive. Pourquoi, et souvent même à titre gracieux ?

Le sociologue allemand et chercheur dans le domaine du bonheur Jürgen Schupp, de l’Institut allemand de recherche économique, explique que les activités de loisirs qui servent la communauté apportent beaucoup plus de satisfaction qu’une augmentation de salaire, par exemple. L’argent ne ferait donc pas le bonheur ?

Selon Hans-Werner Bierhoff, psychologue social allemand, des études prouvent que le risque de mortalité est nettement moins élevé chez les personnes qui soutiennent des amis, des proches ou une voisine, ou qui prodiguent des soins à leur partenaire de vie. Un fait indépendant de l’âge et du tissu social. Dans le cas inverse, c.-à-d. pour les personnes bénéficiaires de cette aide, le constat ne s’appliquait pas. De même, les données scientifiques étayent solidement que le bénévolat augmente la satisfaction. Bref: on n’éprouve pas seulement un bon sentiment à aider les autres, on contribue aussi aux propres bien-être et satisfaction. De plus, on augmente son estime de soi. Cette adéquation avec ses convictions déclenche une boucle d’autorenforcement. Le constat que l’on peut faire bouger les choses nourrit son estime de soi.

Les aidants sont-ils de meilleures personnes ?

Les motifs de gestes altruistes sont multiples. L’éventail couvre des facteurs comme la responsabilité sociale, la compassion avec les êtres qui souffrent, la recherche d’autoefficacité ou, alors, un sentiment de culpabilité, la volonté de rendre la pareille ou le besoin d’équité. Mais est-ce vraiment l’expression d’un altruisme ou voulons-nous simplement nous sentir mieux face à l’injustice de ce monde ou nous distraire de nos propres problèmes ?

Le psychologue américain Daniel Batson a creusé le sujet et distingue deux systèmes de motivation qui sous-tende l’aide: l’altruisme et le système de motivation égoïste. Batson et son équipe ont formulé l’hypothèse de l’empathie-altruisme, selon laquelle l’individu n’agira avec désintéressement que s’il éprouve de l’empathie. Ce sentiment déclenche une préoccupation pour quelqu’un, de qui il s’occupera alors. L’aide peut aussi naître d’un comportement dépourvu d’empathie et qui provient d’une motivation égoïste. Ce serait le cas lorsque nous aidons pour réduire un malaise personnel. Or, lorsque nous aidons pour des motifs égoïstes, nous sommes dans une logique de « coût-utilité » : nous opterons pour l’action qui à moindres frais promet la plus grande récompense. Il se peut alors que nous prenions la fuite lorsqu’il n’y a pas de témoins alors qu’une personne aurait besoin de notre aide, par exemple lors d’un accident de la route. À l’inverse, la préoccupation empathique nous amènera plutôt à aider, même s’il serait facile de fuir. Ici, le caractère chaleureux, la bonté de cœur et la compassion prédominent tandis que dans le système du malaise personnel, l’individu se sentira alarmé, inquiet ou opprimé face à la souffrance d’une victime. Entretemps, de nombreuses expériences ont étayé l’hypothèse de l’empathie-altruisme .

Aider produit un sentiment de bonheur

Aider peut déclencher des émotions positives chez les aidants. Comme pour l’ivresse du coureur (runner’s high), l’assistance peut provoquer un sentiment d’euphorie (helper’s high).

Des neuroscientifiques américains ont découvert qu’une action bénévole ou caritative active le même hémisphère cérébral que lors d’activités plaisantes ou sensuelles comme le sexe ou la nourriture. Il s’agit du circuit de récompense dans le cerveau. Cette zone, appelée système mésolimbique, libère des neurotransmetteurs, ou « hormones du bonheur », comme l’ocytocine et la vasopressine. Ainsi, les aidants se sentent effectivement bien et souhaitent retrouver cet état. Fait intéressant: l’hémisphère cérébral correspondant s’active à la seule pensée de fournir une bonne action. On pourrait ainsi affirmer qu’aider produit un sentiment de bonheur, renforce le système immunitaire et réduit le stress.

Dre Johanna Gerngroß est psychologue clinique, de santé et d’urgence. Elle enseigne à l’Université privée Sigmund- Freud de Vienne et dirige le cursus de psychologie d’urgence et de traumatologique. Directrice de la société de conseil COMMITMENT Institut®, elle est aussi auteure et praticienne en cabinet libéral.

« Embrasse l’inattendu !» – Theo Wehner et la culture de l’échec

L’échec est une chance : le professeur émérite Theo Wehner plaide en faveur d’une culture qui admet l’échec, qui « s’attend à tout pour ainsi ne jamais être déçue ».

Pour son entrée en matière, fulminante, le professeur émérite cite Michel Foucault : « À la limite, la vie, c’est ce qui est capable d’erreur. » Dans son exposé sur l’échec, il montre le clivage entre les convictions personnelles et le comportement effectif. L’action peut être prédite, mais elle n’est pas prédéterminée. La différence entre l’objectif fixé et le point d’arrivée mène à des résultats inattendus.

Accepter l’insécurité permanente
L’individu doté des bonnes stratégies peut accepter cette insécurité. Tout dépend de sa situation, de son intérêt, des attentes en jeu et, finalement, de sa volonté. « Dans notre actuelle société de la connaissance, nous agissons dans une insécurité permanente », explique Theo Wehner. En acceptant l’insécurité comme un état normal, on reste plus souple face à l’imprévisible et on peut accepter la nouvelle situation plus rapidement.

Rebondir sur l’erreur
En entreprise, on parle d’un réel droit à l’erreur, une culture qui se manifeste avant tout par une attitude. D’emblée, il faut distinguer l’erreur (commise en dépit de ses aptitudes et connaissances) de la faute (relevant d’un manquement à des règles ou d’un défaut d’information). L’enjeu n’est pas de chercher les erreurs ou leurs auteurs, mais de comprendre en quoi cette action « erronée » était pertinente pour la personne concernée au moment de sa décision. Ce n’est qu’au prix d’une telle curiosité que les compétences se développent et qu’une évolution est possible.

« Embrasse l’inattendu » : tout est dit. La souplesse mentale qui permet de rester en phase avec une existence pavée d’erreurs et de décider en fonction de la situation contribue fortement au bien-être et, en fin de compte, à la réussite. Ou à l’échec…

Professeur émérite Theo Wehner, professeur de psychologie du travail et des organisations, EPFZ
Theo Wehner est professeur ordinaire de psychologie du travail et des organisations au Centre des sciences de l’organisation et du travail depuis octobre 1997, professeur émérite de l’EPF de Zurich et professeur invité à l’université de Brême depuis octobre 2015. Ses travaux scientifiques se concentrent sur la psychologique de l’erreur, le rapport entre expérience et savoir, l’action coopérative et la recherche psychologique sur la sécurité.

 

« Oui, cela vous concerne. » – Imke Knafla et le rôle des cadres lors d’une crise

Le Covid a laissé des traces, comme le montre une étude menée par l’université de Berne en 2022 : 30 % du personnel se sent assez, voire très épuisé. Chaque année, cet état coûte environ 6,5 milliards à l’économie suisse. La professeure Imke Knafla souligne toute l’importance des cadres dirigeants et le rôle qui leur incombe pour préserver la santé mentale de leurs équipes.

Les chiffres sont préoccupants : le poids psychique a augmenté chez les employés pendant la pandémie. Un tiers du personnel, et particulièrement la jeune génération des moins de 30 ans, se sent assez, voire très épuisée.

« Peu importe que la surcharge soit d’origine privée ou non. Par effet de débordement, la performance de travail finit tôt ou tard par être affectée », explique Imke Knafla. Il est donc essentiel que les entreprises et les cadres abordent le sujet et prennent des mesures. À commencer par l’attitude adéquate. En effet, qui attend des collaborateurs qu’ils acceptent un soutien, doit se pencher sur le sujet du surmenage au travail et sensibiliser en conséquence. « Le sujet du burnout largement couvert ces dernières années, a donné plus de visibilité à la surcharge psychique », ajoute-t-elle.

Considérer l’individu comme un tout
La prochaine étape consiste à former les cadres afin qu’ils puissent détecter les signes correspondants, les aborder et proposer un soutien. L’interaction avec des personnes surmenées exige toutefois de la patience et du doigté, car toutes n’en parlent pas ouvertement et n’acceptent pas d’aide. Les cadres devraient considérer une personne dans son ensemble, plutôt que de se concentrer uniquement sur le maintien de la performance au travail. Dans ce contexte il est également important de maintenir le contact avec les personnes concernées et de réitérer l’offre de soutien. Au besoin, il sera judicieux de faire appel à des spécialistes externes.

L’importance d’une réelle culture de la sollicitude
Selon Imke Knafla, les mesures prises aux échelons supérieurs sont également importantes : « Dans l’idéal, les entreprises établissent une culture qui amène les collaborateurs à s’adresser spontanément à leurs responsables. » Pour atteindre ce but, il faut une culture attentive (de sollicitude), un cadre salutogène et le bon exemple des cadres. C’est à ce prix uniquement que la confiance se met en place et prend un tour concret.
Alors, le résultat est réjouissant, car la culture de la sollicitude est un moteur de motivation pour les employés ; la fluctuation et l’absentéisme diminuent, ce qui finalement se répercute favorablement sur la prospérité de l’entreprise et sur les coûts au niveau macroéconomique.

 

Professeure Imke Knafla, directrice du Centre de psychologie clinique & de psychothérapie, ZHAW
La professeure est co-directrice du Centre de psychologie clinique & de psychothérapie à l’Institut de psychologie appliquée de la Haute école zurichoise de sciences appliquées (ZHAW). Titulaire d’un diplôme de psychothérapeute reconnu au niveau fédéral, spécialiste en coaching et en supervision, elle dirige le service de conseil psychologique de la ZHAW.