« Je suis une femme de terrain »
Anna-Maria Schärer effectue régulièrement des missions humanitaires à l’étranger en plus de son travail d’assistante médicale, de conseillère indépendante et de responsable d’un careteam. L’interview aborde l’assistance psychosociale transfrontalière, les barrières culturelles et la réaction à la souffrance.
Depuis 2026, vous êtes volontaire auprès de la Borderfree Association, une organisation suisse qui s’investit principalement pour les réfugiés. D’où est parti votre engagement ?
Lorsque le tsunami a dévasté le Sud-est asiatique en 2001, je voulais sauter dans l’avion avec une organisation d’entraide qui se rendait en Indonésie. Après l’entretien avec une psychiatre active pour le Comité international de la Croix-Rouge, je me suis ravisée. À l’époque, mes enfants étaient encore petits, et le moment n’était pas encore venu. J’ai réellement démarré en 2016 lors des grands courants migratoires de la Syrie et d’autres pays vers l’Europe.
Et comment est née votre coopération au sein de l’association ?
J’avais du mal à supporter les images de ces exodes et sentais une impuissance en moi. Je suis une femme de terrain. J’aime me retrouver et travailler avec d’autres personnes. Alors, j’ai dit à mon mari : « Si je trouve une organisation, je fonce ». De même, j’en ai informé mes employeurs. Après, tout s’est enchaîné très vite : en novembre 2015, je suis tombée sur la Borderfree Association, qui cherchait des gens pour le camp de réfugiés à Presevo, tout au sud de la Serbie. En décembre 2015, j’ai assisté au premier entretien et le mois suivant, j’étais sur place.
Comment s’est passée votre toute première intervention ?
À mon arrivée dans cet immense camp, j’ai senti du plastique brûlé et j’ai perçu de la fumée partout. C’était rude de voir les gens. Pour eux, la Serbie était une étape vers l’Europe occidentale. Je me souviens d’une scène le premier soir : on m’avait remis un gilet fluorescent et un talkie-walkie. Puis, nous nous sommes rendus, à une voie ferrée désaffectée. Lorsque des trains de marchandises passaient, nous devions former un barrage humain pour éviter que les réfugiés ne les prennent d’assaut. Tous cherchaient à partir, y compris des parents avec leurs enfants. Une panique a éclaté. Je me tenais là, et des larmes irrépressibles coulaient sur mon visage.
Quelle était votre mission à Presevo ?
J’assumais des tâches de coordination au sein du camp de réfugiés. Il y avait déjà des volontaires sur place, mais ces personnes, surmenées, tombaient fréquemment malades. J’étais la première à établir des plans d’intervention par équipes afin que les aidants puissent dormir et récupérer. L’équipe de Médecins sans Frontières a monté les tentes pour nous, et nous avons veillé à ce qu’elles soient chauffées. Nous avons cuisiné, distribué les repas et assuré les premiers secours. Avec les personnes réfugiées, nous avons mené des entretiens tout en essayant d’apporter un peu de normalité dans ces tentes. Et puis, il m’incombait aussi de recruter des volontaires tout en apportant un soutien psychosocial à l’équipe.
Quelle est la différence entre votre travail d’assistante médicale et de conseillère en Suisse et une intervention en zone de crise ?
On travaille avec des personnes qui ont tout perdu, jusqu’à leur perspective d’avenir. L’infrastructure, elle aussi, contraste énormément : ici, tout fonctionne à merveille et là-bas, on n’a pratiquement rien du tout. On doit s’organiser au pied levé et savoir improviser. Il faut aussi faire abstraction de ses propres exigences, y compris pour l’hébergement et les repas. Dans une zone de crise, on dépend beaucoup plus encore des autres membres de l’équipe. En cas de mésentente ou de divergences, il faut immédiatement clarifier la situation. J’apprécie cette forme de travail coude à coude ; la coopération et l’engagement de chaque personne comptent.
Et comment se préparer à une intervention ?
La préparation porte surtout sur l’équipement. Pour le reste, il faut être ouvert et extrêmement flexible. L’intervention en Turquie après le séisme illustre parfaitement ce travail d’improvisation et de terrain. La semaine qui avait précédé cette catastrophe naturelle, j’avais participé à un exercice d’état-major sur ce sujet précisément. À peine rentrée, il m’a fallu partir pour la Turquie. Là, on arrive dans un pays en plein chaos. Plus rien ne fonctionnait : ni l’électricité, ni les infrastructures, ni les réseaux téléphoniques. Nous nous sommes rendus à la frontière entre la Turquie et la Syrie, où les secours n’étaient pas encore arrivés.
Et que fait-on dans une telle situation ?
Les premiers jours, les magasins étaient tous fermés ; par conséquent, on n’avait accès à rien. Nous avons mis à profit ce temps pour un brainstorming, afin de nous organiser et de déterminer les priorités. Il y avait encore de nombreuses répliques sismiques. Nous nous trouvions dans un pays où même n’étions pas en sécurité.
Comment percevez-vous les barrières culturelles pendant vos interventions ?
Avant de partir, il faut s’informer sur la culture et le mode de vie de l’endroit. Je suis surtout intervenue dans des pays arabes. Pas question de porter des t-shirts à bretelles ou de se serrer la main. Pour les sujets délicats, il vaut mieux que des hommes parlent aux hommes. Les femmes, en revanche, sont plus ouvertes et apprécient le contact physique. L’enjeu est de prendre conscience des différences culturelles et de se demander si l’on veut et peut les accepter. Moi, je me sens très à l’aise dans la culture arabe.
Ces interventions ont-elles impacté votre travail en Suisse ? Ou évoluez-vous dans deux mondes complètement cloisonnés ?
Ma première intervention en Serbie a une fois de plus changé ma perception du monde. Au retour, j’ai eu beaucoup de mal à réintégrer mon quotidien en cabinet médical. C’était des dimensions tellement différentes, et les nombreux préjugés envers ces personnes m’ont beaucoup préoccupée. Dans le même temps, je ressentais une profonde reconnaissance pour ce que j’avais ici : je vis en sécurité et ne manque de rien. J’ai dû apprendre à séparer ces mondes. C’était la seule manière de continuer à fournir un bon travail. Il y a aussi de la souffrance ici en Suisse ; il ne faut pas porter de jugement de valeur.
Comment avez-vous repris pied ?
C’était un processus personnel. Selon les moments, j’arrive plus ou moins bien à intégrer les deux mondes. Mais il est essentiel que je me confronte régulièrement et activement à ce sujet et que je me demande : « Où en suis-je là ? Qu’est-ce que je ressens, et pourquoi maintenant ? » Entre-temps, j’y arrive très bien.
Anna-Maria Schärer travaille à temps partiel comme assistante médicale dans un cabinet collectif et, depuis cinq ans, elle mène son propre cabinet de conseil psychosocial et de soutien aux victimes de traumatismes. Elle est également responsable spécialiste au sein du Careteam du canton Zoug. Depuis 2016, elle effectue régulièrement des missions bénévoles pour Borderfree Association, une organisation qui se finance par des dons.
https://beratungspraxis-schaerer.ch/
https://border-free.ch/